(Source LE POINT)
Manifestement, les jauges de l’E-Fan n’étaient pas à zéro lorsque l’avion électrique est arrivé en vue de l’aérodrome de Calais. Didier Esteyne, le pilote, n’a pas pris au plus court et s’est même permis de faire un passage au-dessus du taxiway, avant d’atterrir sur la piste 06 (face au nord-est), 36 minutes de vol après avoir décollé de Lydd, situé de l’autre côté de la Manche, à 70 kilomètres. Blériot avait mis 32 minutes sur un trajet plus court (37 kilomètres). Un coup d’œil sur les jauges électriques de l’E-Fan. Elles affichent encore 21 %, ce qui correspond à six minutes de vol, la courbe de décharge n’étant pas linéaire. Pour les recharger, il faudrait dépenser environ deux euros d’électricité.
Surchauffe des batteries
À Lydd, au départ, le bruit de l’hélicoptère d’accompagnement domine lors du roulage de l’E-Fan vers la piste qu’il remonte pour s’aligner et s’élancer face au nord. Un temps d’arrêt, puis la tour de Lydd l’autorise à décoller à 10 h 17. Quelques dizaines de mètres d’accélération avec les volets légèrement sortis et il quitte le sol. La montée est franche alors que le train d’atterrissage est rentré. Puis Didier Esteyne vire pour mettre cap à l’est.
Au-dessus de la Manche, entre Lydd et Calais, il fait beau et, en même temps, pas trop chaud. C’est un atout pour l’E-Fan, car une des craintes des ingénieurs vient de la montée en température des vingt-neuf batteries lors de la décharge, avec des risques d’incendie. Au sol, grâce à la télémétrie, une centaine de paramètres sont reçus en temps réel et permettent de suivre la vie technique de la machine. Le pilote, lui, est en contact radio avec la tour de Lydd jusqu’au milieu de la Manche, relayée ensuite par l’agent d’opérations de l’aérodrome de Calais. Il peut aussi joindre son équipe technique au sol sur une autre fréquence. Pour naviguer, il fait appel à un GPS associé à une cartographie aéronautique montrant, par exemple, les zones urbaines de Calais à ne pas survoler.
Baignade en cas de panne
Les images diffusées en direct par l’hélicoptère d’escorte montrent en arrière-plan la route des cargos qui franchissent le pas de Calais. Aux énormes porte-conteneurs succèdent des pétroliers géants. La côte française est visible de l’Angleterre. Dès le trait de côte franchi, un aérodrome de dégagement – Saint-Inglevert – est accessible en cas de problème. L’E-Fan vole à 3 500 pieds, environ 1 100 mètres. En cas d’arrêt des moteurs, l’avion électrique planera pendant quatre minutes. Didier Esteyne, qui a capelé son gilet de sauvetage avant le décollage, devra choisir le meilleur compromis pour amerrir. Il dispose aussi d’un parachute, mais il est probable que l’hélicoptère Dauphin avec plongeur qui l’accompagne aurait été très vite sur les lieux.
Produire des avions électriques
« La traversée, c’est un début. C’est symbolique. On est là pour faire des avions », souligne Jean Botti, le directeur de l’innovation d’Airbus Group. Patrick Gandil, directeur général de l’aviation civile, souligne « tout l’intérêt de cet avion électrique qui répond aux soucis de réduction des gaz à effet de serre ». Il insiste aussi sur l’association au projet de l’École nationale de l’aviation civile, car il sera nécessaire d’adapter la formation des pilotes à la mise en œuvre de l’avion électrique.
Si on remonte l’arbre généalogique d’Airbus Group, on retrouve la société Blériot, dont l’atelier de Suresnes de l’époque abrite aujourd’hui un bureau d’études de l’avionneur européen. Blériot a été absorbé par la SNCAO, devenue Sud-Aviation, Aérospatiale puis Airbus.
Le « navire » de Blériot
Au-delà du défi technique, très symbolique avec la traversée de la Manche, un véritable parcours du combattant administratif a été conduit par les équipes d’Airbus pendant près de six mois pour obtenir les autorisations de réaliser un tel vol. L’ouverture du parapluie réglementaire est telle que de véritables couloirs aériens ont dû être créés entre Lydd et Calais. En 1909, à l’arrivée, la douane anglaise avait seulement remis à Louis Blériot un certificat à remplir où le pilote reconnaissait ne pas avoir contracté de maladie infectieuse pendant le voyage à bord de « son navire appelé Le Monoplan ».
Cette tentative n’est toutefois pas exempte de polémiques. Hier, un autre bimoteur, le CriCri MC15-E du Rennais Hughes Duval, s’est posé à Calais après une traversée de la Manche sur un mode assez différent de celui de l’E-Fan ou même de Blériot. Le CriCri, transporté sur le dos d’un gros monomoteur Broussard, s’est fait larguer au milieu de la Manche. Cet attelage qui rappelle celui utilisé par la navette spatiale américaine est régulièrement présenté en meeting sous le nom de « navette bretonne ». Le CriCri a ensuite effectué un passage à la verticale de Lydd, avant de rallier Calais et d’atterrir. Il n’a donc pas relié les deux pays. Comme l’E-Fan et Blériot en 1909.